Article original par Conceptio Peig, spécialiste de Gaudi – Artistic & Architectural Heritage
Les sources d’inspiration d’Antoni Gaudi
L’œuvre de Gaudí est un exemple clair d’architecture qui échappe aux stéréotypes historiographiques. Elle est généralement qualifiée de moderniste (Art Nouveau), faute d’une meilleure étiquette, mais ses différences par rapport aux œuvres de ses contemporains appartenant à ce mouvement – avec toutes leurs variantes internationales -, sont plus qu’évidentes.
Comme l’œuvre de jeunesse de Gaudí ne s’adapte pas complètement aux caractéristiques de sa production mature, cela a amené certains auteurs à le qualifier de moderniste, tandis que d’autres le définissent de manière générique comme historiciste ou éclectique. Aucune de ces étiquettes n’apporte vraiment à la compréhension de son architecture, mais au contraire, elle suppose un réductionnisme car le fait architectural n’est pas approfondi bien au-delà de ses manifestations superficielles.
Dans ses écrits de jeunesse, rédigés entre 1878 et 1879, Gaudi rassemble ce qu’il considère comme important du point de vue de la théorie de la composition architecturale. Tout au long de ses études et de ses lectures, l’architecte avait esquissé une « manière de faire de l’architecture » dans laquelle, la méthode, le programme et l’idée principale ou maîtresse de la construction d’un bâtiment sont fondamentaux.
L’étude des bâtiments du point de vue de leur composition, en comprenant par composition non pas simplement la disposition des ressources stylistiques ou formelles, mais la conception globale de l’organisme architectural dans toute sa complexité, est, à notre avis, la chose la plus recommandable à faire lorsque on fait des recherches sur l’architecture de Gaudí. C’est encore plus vrai dans le cas de l’architecture de la fin du XIXe siècle, où la confusion des styles, typique de l’époque, est aggravée par une historiographie encline à la classification de clichés trop rigides ou trop vagues.
La méthode de composition chez Gaudi
Notre objectif ici est d’étudier les bâtiments de Gaudí du point de vue de la théorie de la composition de l’architecte, car nous pensons que c’est la seule façon d’arriver à les comprendre pleinement et de les placer dans le champ architectural qui leur correspond, indépendamment des préjugés ou des catégories préétablies.
Dans sa maturité Gaudí prouve qu’il n’y a pas d’autre concept de construction que celui qui utilise l’observation et les principes structurels de la nature comme stimulants de la création, tant dans la forme que dans l’ornementation:
L’architecture organique… se développe et progresse comme la Nature dans la formation des êtres, à partir d’un principe très simple qu’elle modifie, perfectionne et complique, mais sans jamais en détruire l’essence première. [A. Gaudí]
Alors que les autres architectes qui l’entouraient imitaient, l’un après l’autre, les styles hellénistique, médiéval, mudéjar, baroque, etc. dans leur décorativisme épidermique et leur exotisme ornemental, Gaudí analysait les solutions constructives de ces styles, l’organisation de l’espace et la structure des bâtiments, non pas pour les imiter, mais pour en extraire leurs qualités dans un besoin de rénovation.
Lorsque Gaudí accepte la direction de la construction de la Sagrada Família à la fin de l’année 1883, son premier souci est d’améliorer le projet initial conçu dans le plus pur style néo-gothique par Antonio de Paula del Villar. Et, il perçoit rapidement les faiblesses de son système de construction :
… le gothique est un art de la formule. Il n’apporte pas de solution réelle au problème des nefs très hautes. Mon but est de lui donner une vie que ses jeux de compas ne parviennent pas à avoir… Pour commencer, il est nécessaire de rendre ses structures dynamiques. Le schéma gothique traditionnel est un système mort. On pourrait le comparer à un être humain dont le squelette, au lieu de soutenir harmonieusement les différentes parties du corps, serait écrasé par le poids des chairs qu’il doit supporter et aurait besoin de béquilles dans toutes les directions… la discontinuité entre éléments porteurs et éléments soutenus est un facteur de mort…. Le gothique s’orne pour cacher des formes structurelles erronées. [A. Gaudí]
Gaudí a rappelé aux étudiants en architecture qui on visité l’atelier de la Sagrada Familia que :
… on avait oublié les lois naturelles les plus élémentaires; la première de ces lois était que, de haut en bas, aucune force ne s’exerce jamais absolument verticalement. [A.Gaudí]
La poussée de la voûte gothique est renvoyée vers l’extérieur de l’édifice, d’où la nécessité des arcs-boutants et des contreforts, qui font l’office de béquilles. Pour Gaudí, les voûtes et les colonnes forment un tout, elles constituent une unité dynamique, et c’est pour cette raison que dans les nefs de la Sagrada Familia, il a abandonné la verticalité du style gothique pour adopter l’obliquité de l’ordre parabolique.
Cette notion d’unité et d’ensemble lui permet de la transformer en un style gothique dynamique: les formes continues sont les formes parfaites. Les éléments formels d’une œuvre doivent se souder, s’emboîter, se fondre dans l’ensemble, perdre leur individualité et lui donner ainsi plus d’unité. Dans le gothique, la discontinuité est flagrante. Le but est de le dissimuler avec des ornements. Une déficience conceptuelle or structurelle est masquée par un élément visuel.
Conformément à ses célèbres courbes paraboliques, Gaudí commence par incliner les piliers dans le sens de la poussée vers le bas exercée par la voûte:
… une colonne verticale est inutile sous l’aspect dynamique général de l’édifice, mais oblique, elle s’inscrit dans le mouvement de l’ensemble et y participe. [A. Gaudí]
A la Sagrada Familia, chaque colonne sera considérée comme un arbre dont le tronc se ramifie et se développe en feuillage, chaque branche est un bras commun qui se termine par une main dont la paume ouverte est appliquée directement sur la voûte. Gaudí fera jouer un rôle actif à la colonne sur la base d’un principe extrêmement simple, inspiré à la fois de la croissance des plantes et de la rotation des planètes. Les planètes se déplacent le long de la trajectoire fixe de leur orbite et tournent en même temps autour d’elles-mêmes. L’arbre se développe selon un axe de forces qui est la trajectoire de son équilibre, et les pousses de ses branches suivent une ligne hélicoïdale. L’arbre est mon maître, aimait répéter Gaudí.
Gaudí n’a imité ni la nature ni d’autres styles artistiques, mais il a abstrait des processus – créé des synthèses – de la nature, et surmonté les erreurs ou les possibilités des autres styles : c’est là que réside son génie créatif. César Martinell, collaborateur architecte de Gaudí, explique:
Voici la différence entre Doménech Montaner et Gaudí : Montaner « décore » ses colonnes de formes hélicoïdales; Gaudí les « conçoit » comme telles dès le début. Elles sont le fruit d’une synthèse et sont suffisants. Elles n’ont pas besoin de sièges, de chapiteaux ou d’ornementation. [C. Martinell]
À ce Gaudí mature obsédé par l’analyse de modèles naturels et peut-être aussi par les réflexions spatiales initiées dans l’atelier de chaudronnerie de son père, il faut ajouter la formation intellectuelle et technique reçue à l’école d’Architecture de Barcelone, où le calcul, la géométrie descriptive et la mécanique rationnelle ont joué un rôle fondamental.
Il joint la dimension cognitive de son intelligence à celle analogique, cherchant dans la voie empirique de la connaissance les solutions les plus brillantes de son architecture :
L’architecte ne doit pas parler de manière imprécise comme l’ornementaliste mais concrètement: son langage est la géométrie. Trouver les formes propres à chaque fonction, qui donnent le caractère, c’est le langage propre de l’architecte. [A. Gaudí]
En faisant de la nature l’une de ses principales sources d’inspiration, il cachait parfois la profonde rationalité de ses ressources constructives, qui se traduit par l’utilisation de surfaces réglées, simples dans leur concept mais généralement compliquées dans leur construction ; il utilise pour cela une géométrie imaginative, insolite, qui dépasse les ressources euclidiennes dérivées de la règle, de l’équerre et du compas, et dont le but n’est pas exclusivement de rechercher un nouveau type de beauté, mais aussi, et surtout, d’obtenir des structures qui simplifient la construction et d’assurer la stabilité des bâtiments:
…pour qu’une œuvre architecturale soit belle, tous ses éléments doivent être ajustés en termes d’emplacement, de taille, de forme et de couleur. [A. Gaudí]
Une rationalité qui l’a conduit sur la voie scientifique de l’expérimentation, pour travailler fondamentalement avec des modèles, avec des éléments tridimensionnels et palpables; les plans, si complexes et si parfaits qu’ils fussent, et même ceux établis d’après les calculs les plus précis, ne le satisfaisaient jamais, ils ne l’intéressaient même pas. C’est pourquoi les dessins de sa main que nous connaissons n’indiquent que les lignes générales de ses projets; ils ne montrent que la vision intérieure ultra-propre de l’ensemble des travaux à réaliser. Cela l’amène également à transformer son atelier en laboratoire d’essais, où formes, structures, couleurs, sons, résistance des matériaux, etc. sont étudiés sans discernement.
À partir de ces enseignements, Gaudí a développé sa propre théorie de la composition dans laquelle il mettait l’accent sur le programme réalisé avec sa propre méthode et qui était régi par une idée mère, raison unificatrice de toute l’œuvre. Gaudí a clairement indiqué dans ses notes de jeunesse que :
Pour être beau, un objet devait tenir compte de son utilisation, de son caractère et de ses conditions physiques. [A. Gaudí]
Trois facteurs qui, traduits dans le cas spécifique d’un bâtiment, signifieraient : programme, caractère et système de construction.
Le Programme
La première chose à laquelle Gaudí s’est appliqué dans chaque projet a été de développer un programme avec une définition du problème aussi exacte et documentée que possible, car, selon lui, le caractère du projet et de la décoration architecturale dépendait de sa formulation correcte, né de la satisfaction exacte des besoins. Le programme n’envisageait pas seulement les exigences d’ordre pratique, mais aussi celles d’ordre humain, ce qu’il appelait le caractère particulier, celles liées à la représentation et à l’empreinte du propriétaire, à sa situation et à ses désirs. De cette façon, il a cherché à individualiser le projet autant que possible, dans le but de réaliser véritablement une architecture de caractère, définie par son adaptation à l’environnement physique et humain, c’était pour lui ce qui pouvait finalement déterminer une nouvelle architecture expressive de l’instant.
Quand l’édifice a simplement ce dont il a besoin avec les moyens dont il dispose, il a du caractère, ou de la dignité, c’est la même chose. [Joan BERGÓS, Conversaciones de Gaudí con J. Bergós, p. 72]
Le programme de composition de Gaudí est un processus subtil de définition du projet dans lequel interagissent un réseau varié et complexe de facteurs. Mais Gaudí, toujours attentif aux souhaits et aux exigences de ses clients, n’a jamais abandonné ce qu’il croyait faire de l’architecture; il n’a jamais laissé de côté le bon travail architectural pour satisfaire le caprice d’un client, pour lui tout était un défi pour faire de la bonne architecture.
Le caractère
Le caractère est l’aspect ou le principe de la méthode de Gaudí qui le distingue le plus de ses prédécesseurs. Son importance est évidente dans la déclaration de l’architecte sur la nécessité d’étudier les besoins moraux et de tenir compte de la commodité ou confort du client. Le concept de caractère joue un rôle fondamental dans la pensée esthétique de notre architecte, qui témoigne une manière de concevoir l’architecture dans laquelle sa capacité expressive est valorisée avant tout. Une capacité qui renvoie à la communication de contenus liés aux notions traditionnelles de decorum, de confort – la destination du bâtiment, le statut social du propriétaire dans le cas d’une construction privée, etc.- mais aussi à la représentation symbolique de valeurs d’origine romantique comme l’esprit du temps ou le genius loci. Dans l’œuvre de Gaudí, ce qu’on appelle l’adaptation à l’environnement, -non seulement physique, mais aussi humain (personnel), culturel et social-, est un besoin beaucoup plus profondément ressenti.
Ce qui est vraiment intéressant chez Gaudí, c’est que la manière de caractériser montre une grande indépendance par rapport aux systèmes traditionnels, basés sur le type et l’ornement, et assume des approches d’une grande modernité. Il s’agit d’un concept profond de caractère qui est ancré dans l’essence ou la nature même de l’architecture. Dans la pensée de Gaudí, aucun système de formes préétabli n’apparaît comme un moyen d’insuffler du caractère aux bâtiments, mais c’est de la méthode de composition elle-même, dans ses aspects fonctionnels, constructifs et formels, que naîtra le caractère approprié.
Selon nous, le sens ultime de la préoccupation de Gaudí pour la méthode est le désir d’une architecture de caractère qui soit l’expression d’une nouvelle époque, d’une nouvelle architecture et qui manifeste l’originalité de l’auteur. Gaudí était un innovateur en raison de la formidable cohérence avec laquelle il appliquait la théorie de la méthode, rarement corroborée dans la pratique par ses contemporains.
La Casa Batlló, premier travail de maturité : un exemple paradigmatique de caractérisation
Tout au long de la première décennie du XXe siècle, une classe sociale émergente captera la représentation de son statut et de sa dignité sur les façades de ses maisons; c’était sa lettre d’introduction dans cette nouvelle partie de l’expansion de Barcelone. Le concours s’installe et finit par créer une architecture extravagante, caractérisée par la démesure, qui finit par être le trait distinctif qui différencie chaque nouvelle création. Ces «extravagances» se sont également étendues à d’autres éléments de modernité que possédaient déjà les premiers bâtiments, comme l’installation autour du patio central de systèmes de ventilation et d’éclairage pour les pièces intérieures des étages, la concentration des services communs au dernier étage, le système de location des étages supérieurs, réservant au propriétaire le rez-de-chaussée, etc. Tous ces aspects ont été magistralement réinterprétés par Gaudí qui a innové dans la résolution et l’image des appartements locatifs.
La rénovation de Casa Batlló et la construction de Casa Milà doivent s’inscrire dans ce cadre. À Casa Batlló, l’intention était de convertir la mezzanine et les étages principaux d’un bâtiment préexistant en une maison pour la famille Batlló-Godó, les autres étages seraient à louer. De plus, Josep Batlló voulait que le bâtiment, une fois réhabilité et digne, ne ressemble en rien aux maisons des autres membres de la famille, comme celle construite par l’architecte Josep Vilaseca à l’angle de Gran Vía et Rambla de Catalunya. C’est peut-être pour cette raison qu’il a choisi l’architecte du comte Güell, Antonio Gaudí, et lui a demandé une idée audacieuse.
Gaudí a su répondre pleinement à cette demande du propriétaire, en respectant son habitude de considérer l’environnement et en accord avec sa façon particulière de concevoir les bâtiments. Josep Batlló, un homme au caractère ouvert et bienveillant, a laissé à Gaudí toute liberté de faire ce qui lui semblait le mieux, sans limiter sa créativité, bien que, peut-être, il n’ait pas toujours compris ses propositions. La rénovation et le réaménagement du bâtiment ont été réalisés entre le début de 1905 et l’automne 1906. Répondant à l’idée audacieuse demandée par Josep Batlló, Gaudí a conçu un nouvel imaginaire architectural pour la maison: il voulait que la mer Méditerranée s’y reflète; il a voulu que la mer Méditerranée et l’identité territoriale de Barcelone soient présentes au milieu de l’expansion moderne et réglementée de Barcelone due à Ildefons Cerdá :
Ville maritime et méditerranéenne, Barcelone s’est nourrie de la mer pour exister ; elle se reflète en elle et elle la reflète. [A. Gaudi]
La mer a été une vision et une idée récurrentes chez Gaudí tout au long de sa vie. Lorsqu’il vivait à Barcelone, nous savons que chaque dimanche il se promenait sur le brise-lames, selon le témoignage de l’architecte lui-même et de ses collaborateurs. De plus, alors qu’il était étudiant, il se rendait au brise-lames, lorsque les cours l’ennuyaient ou ne lui apportaient rien.
Plutôt que de suivre les cours des professeurs, il adore aller à la plage pour voir la mer, ce qui le fascine. La profondeur et le mouvement de l’eau lui révèlent, comme dans un miroir, un espace fluide, rythmé, «architectural», une dynamique à la fois vivante et formelle. Pour lui, la mer représente le seul élément qui synthétise les trois dimensions de l’espace … Cette mer, une entité géométrique, est – pour Gaudí – son université et le brise-lames la classe préférée, où l’on peut respirer les vents et où il voit venir les vagues du nord, de l’est et du sud. [Témoignage de Francesc Berenguer, architecte collaborateur]
Ce témoignage parmi d’autres corrobore la proposition selon laquelle la mer Méditerranée a été la référence, l’inspiration, pour concevoir la nouvelle Casa Batlló: la mer est reflétée partout dans la maison, sa présence on la retrouve dans tous les recoins, structures, formes, matériaux, etc. Ce sera l’idée maîtresse autour de laquelle s’organisera toute la réhabilitation de l’édifice, son principe d’ordonnancement, sa raison unificatrice qui produira le décor architectural présent dès le plan et l’élévation.
Lorsque la façade reçoit la lumière du matin, la brillance et les scintillements de ses trencadís lui donnent vie et un mouvement harmonieux et équilibré, comme celui d’une mer calme, colorée et animée au milieu du paysage urbain. Gaudí a su transformer radicalement son apparence première, en renouvelant la façade et l’intérieur avec des formes et des solutions si originales que, dès l’achèvement des travaux, le bâtiment est devenu une icône du paysage barcelonais.
Gaudí a métamorphosé un bâtiment conventionnel en une nouvelle architecture, où le reflet de la mer Méditerranée, l’eau en mouvement avec sa propre lumière, le configure depuis sa structure même. Cependant, Gaudí ne copie pas la nature, il ne se contente pas de mimétiser, il n’est ni logique ni narratif, il est fondamentalement synthétique et synesthésique. Il est synthétique, car il capte ce qui fait que les choses sont ce qu’elles sont, en les distinguant des apparences ou des accidents concrets et éphémères. Ainsi la mer est fondamentalement eau en mouvement, un état liquide, avec une certaine consistance, qui permet un mouvement propre.
Mais Gaudí est également synesthésique car il ne prétend pas qu’on aborde son travail uniquement avec le regard, mais avec tous les sens. Ainsi, avec ses ressources originelles, il interpelle aussi le toucher, l’écoute, le sentir,…, et avec eux il nous fait parvenir à l’image de la mer à Casa Batlló.
Salvador Dalí a pu percevoir cette proposition, lorsqu’il a décrit de manière informelle et originale la Casa Batlló dans son article De la Beauté Terrifiante et comestible de l’architecture Modern Style, publié dans la revue Minotaure en 1933.
La maison construite par Gaudí sur le Paseo de Gracia est faite d’eaux calmes… . Il ne s’agit pas de métaphores décevantes, de contes de fées, … cette maison existe… Il s’agit d’un vrai bâtiment, une véritable sculpture des reflets des nuages dans l’eau, qui a été rendu possible grâce à une immense et folle mosaïque multicolore aux lumineuses irisations «pointillistes» d’où émergent des formes d’eau étendues, …, des formes d’eau immobiles, des formes d’eau spéculaires, des formes d’eau ridée par le vent, et toutes ces formes d’eau se construisent dans une succession dissymétrique et dans une dynamique instantanée de ruptures, reliefs syncopés, entrelacés, fusionnés… …en gardant à l’esprit que l’œuvre aurait aussi le maximum de rigueur naturaliste et d’illusion d’optique. … [Salvador DALÍ, De la Beauté Terrifiante et comestible de l’architecture Modern Style, “Le Minotaure”, nº 3-4, décembre 1933]
Gaudí l’a exprimé dans ses propres créations, il partait de l’observation et de l’expérimentation de la nature, on peut en déduire que l’imaginaire architectural conçu pour la Casa Batlló était le résultat d’une longue observation et expérience de la mer, et de la sélection de certaines images marines qui peuvent être captées architecturalement. Sur sa façade, cet imaginaire marin s’exprime sans continuité logique; il est constitué d’une série d’images juxtaposées ou syncopées qui interpellent indistinctement nos sens pour nous faire percevoir ce que nous ne percevons qu’en contemplant la mer. Gaudí, avec la collaboration de J.M. Jujol, devient un magicien de la synthèse et de la synesthésie dans la façade de Casa Batlló.
Voici quelques-unes des images marines identifiables sur la façade :
Image de la surface de la mer calme
En regardant la façade de la Casa Batlló, la première image marine qui se présente à nous est l’image d’une surface étendue de mer calme, à travers le mur ondulé recouvert de trencadís en verre. Cette surface ondulée est recouverte de trencadís en verre de différentes couleurs (blanc/transparent, bleu, vert, ambre, rouge, violet,…), formant des taches mobiles irrégulières ambiguës, pour faire apparaître une eau à transparente à travers laquelle apparaissent des éléments du fond. Cela fonctionne également comme une image miroir qui refléterait les différentes nuances de la lumière du soleil (ciel), selon l’heure de la journée, et les nuages. D’autre part, la luminosité et la transparence des morceaux de verre incrustés dans le plâtre de ciment griffi augmentent la sensation liquide ou aquatique, ce qui explique probablement pourquoi Gaudí n’a pas utilisé ici de trencadís en céramique. Cette image conçue par Gaudí semble être une transcription de ses paroles:
La mer est la seule chose qui me résume les trois dimensions, l’espace. Dans sa surface, le ciel se reflète, et à travers lui je vois le fond et le mouvement. [A. Gaudí]
Image d’eau profonde
Une autre image d’eau profonde est intégrée ou insérée dans cette première image décrite, suggérée par le grand nombre de pièces rondes en céramique qui s’étendent sur la surface du trencadís. Elles suggèrent des milliers de bulles d’oxygène remontant à la surface depuis le fond. Au total il y a environ 330 disques, de tailles différentes : 15, 21, 27, 35 cm. de diamètre. Ils sont faits d’argile, cuits et colorés au four avec d’infinies nuances évanescentes, semblables à celles des trencadís en verre. Ils ont une grande beauté de couleurs. Ces pièces en terre cuite ont été peintes une à une à la main, avec des oxydes minéraux par J.M. Jujol, architecte collaborateur de Gaudí. Ils auraient pu être conçus conjointement entre Gaudí et J.M. Jujol, bien que l’exécution soit de Jujol.
Les disques sont faits d’argile, cuits et colorés au four avec d’infinies nuances évanescentes, semblables à celles des trencadís en verre. Ils ont une grande beauté de couleurs. Ces pièces en terre cuite ont été peintes une à une à la main, avec des oxydes minéraux par J.M. Jujol, architecte collaborateur de Gaudí. Ils auraient pu être conçus conjointement entre Gaudí et J.M. Jujol, bien que l’exécution soit de Jujol.
Image de la mer moutonnante dans les balcons
A cet amalgame de perceptions suggérées, une troisième image se juxtapose, celle de la mer moutonnante . Les étranges garde-corps en fer des balcons peuvent aussi avoir leur raison marine. Leur façonnage en fonte, déformé en de multiples courbes, a été modelé comme s’il s’agissait de quelque chose de si polyvalent et creux qu’il pourrait être assimilé à de l’eau en mouvement qui entre en collision avec le vent et se dissout en crêtes d’écume; en catalan marin familier, ils sont appelés crestetes. Les trous avant sont fermés par des bandes de torsades dorées ondulées. Tous ces garde-corps sont fixés au mur au moyen de deux ancrages latéraux et sont en porte-à-faux sans toucher le sol du balcon, ce qui leur confère une importante sensation de légèreté.
Image du profil d’une vague dans le toit
En façade, l’imagerie aquatique se poursuit jusqu’à la toiture au profil sinueux. La forme du toit est comme une vague sinueuse qui s’élève et redescend, et pour renforcer cette sensation, les pièces en céramique qui forment le profil sont articulées. Ce profil articulé et sinueux pourrait être dans une certaine mesure une « image synthétique » de la forme des vagues générées dans l’eau par le mouvement.
Les pièces en céramique qui dessinent la limite supérieure articulée du toit et la limite inférieure ou corniche ont été réalisées expressément pour cette façade. Quatre types différents de pièces en céramique peuvent être distingués dans ces profils, deux pour le profil supérieur et deux autres pour la corniche. Ils contribuent à donner l’impression de profils vifs et mouvants. Ces types de pièces en céramique changent de couleur, allant du bleu au vert et du jaune au rougeâtre; le dégradé des tons et des couleurs est très bien travaillé, ils donnent la sensation d’être décolorés, ils changent avec la lumière du jour et tout au long de l’année, c’est une polychromie en constante transformation. Ce type d’utilisation de la couleur semble porter la marque de J.M. Jujol. On peut affirmer qu’il collabora avec Gaudí sous cet aspect. Comme tous les détails de la façade, ces pièces sont conçues pour représenter le mouvement et le changement permanent.
Cependant, l’imagination populaire a voulu voir dans la forme du toit le dragon que Saint Georges, patron de la Catalogne, a tué, selon la légende. Interprétation probablement due à des circonstances historiques et culturelles du moment, dans lesquelles ils aimaient mettre un emblème ou une référence à la Catalogne dans les bâtiments nouvellement construits.
A nos yeux, il n’est pas conforme à la créativité de Gaudí d’additionner, de juxtaposer des éléments qui ne sont pas cohérents avec l’idée originale ou primordiale de la construction, qui était : la territorialité maritime, et non pas la référence historique.
Image de la pente du toit comme la surface de la mer vue de loin
Une autre image nous est présentée par la surface du toit située sur la pente face à la façade principale, qui est sinueuse et coule en ondulant dans toutes les directions. Il est recouvert de tuiles d’un type de pièce en céramique triangulaire-rhomboïde à pointe arrondie. La disposition et la couleur de ces carreaux de céramique émaillée envoient également un message marin aux sens. En raison de sa forme et de sa couleur, il pourrait s’agir de la surface de la mer en mouvement vue au loin. La variété de couleur qu’ils présentent, semble refléter les tons changeants de la surface de l’eau en Méditerranée, selon les différentes heures de la journée et les saisons, qui vont du rose rougeâtre de l’aube, au bleu foncé des ombres de l’après-midi ou de la nuit.
D’autre part, il convient de noter que la pente intérieure du toit, -celle qui fait face au toit plat où se trouvent les cheminées-, ne continue pas la solution et la texture marine de la pente de la façade principale. Là, Gaudí, -poursuivant son jeu synesthésique-, passe à l’état gazeux de la fumée, qui se reflétera avec un revêtement en trencadís céramique, et qui se connecte directement au premier groupe de cheminées, qui évoluent en suivant le mouvement de la fumée, ici aussi architecturé.
Image d’une vague se brisant sur la plage
Tout cet ensemble d’images syncopées de l’eau de la mer en mouvement à la façade de Casa Batlló décrit jusqu’ici est soutenu par un socle en pierre, qui à son tour tente également de refléter une image marine. Les entrées du rez-de-chaussée, de la mezzanine et de l’étage principal sont encadrées par des suggestives vagues qui se brisent vers l’extérieur. Dans cette partie, Gaudí dominera la pierre jusqu’à ce qu’elle devienne totalement malléable et molle, lui faisant perdre sa consistance solide minérale.
De cette façon, des éléments et des images apparemment inaccessibles à l’architecture seront recréés à la Casa Batlló : l’architecture est « liquéfiée » et assume les caractéristiques d’un état liquide, de l’eau de la mer en mouvement. Pour cette raison, le trencadís de verre sur la façade, les disques colorés, les tôles déformées des balcons, etc. ne sont pas une décoration audacieuse, ni un choix original pour réduire les coûts, mais participent plutôt à la conception générale de Gaudí de « liquéfier » l’image solide de la façade, pour en faire la mer.
Toutes les solutions plastiques et structurelles qui composent Casa Batlló dépendront de cette idée : refléter la mer Méditerranée. À partir de là, Gaudí a créé toute une imagerie liquide et maritime qui se répandrait et se transmettrait à toute la maison, métamorphosant tout: escaliers, cours, lambris, murs, plafonds, portes, fenêtres, vitraux, etc.
Gaudí n’habille pas ou ne superpose pas une décoration à la structure d’un bâtiment, mais l’intègre, dès le début, dans la conception de sa structure fonctionnelle; tout est une unité dans laquelle rien ne peut être séparé, sinon son intégrité et son impact sont perdus. Dans ses œuvres, tout est bien connecté, intégré, il n’y a pas de fin libre ou d’addition qui ne soit liée à l’idée originale ou matrice qui l’a engendrée. Son traitement des masses architecturales est plastique et inséparable de l’idée ornementale originelle, comme la forme l’est de la fonction. Les éléments de construction et le système décoratif font partie d’un tout organique.
La ressource de créer une image ou un imaginaire qui génère, et en même temps révèle, les particularités d’une nouvelle architecture, est une stratégie de représentation, et plus encore si le bâtiment cède la place à l’imagination. Gaudí a commenté :
Aujourd’hui, tout est indécis, c’est pourquoi il faut repenser les critères de l’ornementation en fonction de notre époque, de notre société, de l’aire géographique où elle est née. Cette ornementation doit être naturelle, basée sur notre raison d’être, et il ne s’agit pas d’imiter n’importe quel style, mais de créer des lignes et des courbes en harmonie avec les conditions topographiques et climatologiques du lieu… [A. Gaudí]
Casa Batlló est le premier exemple dans lequel Gaudí considère, présente et réalise cette approche dans son intégralité. Il n’est pas conforme à la créativité de Gaudí d’additionner, de juxtaposer des éléments qui ne sont pas cohérents avec l’idée originale ou primordiale: ainsi, à la Casa Batlló, ce pourrait être une erreur de juxtaposer un dragon + des morceaux de crânes + des os + des chauves-souris + de la végétation, etc. ce que l’imaginaire populaire voit, ou veut identifier sur sa façade.
La façade de la Casa Batlló est une création ouverte à de multiples interprétations, cependant, pour sa création, Gaudí est parti d’une idée claire et cohérente dans son esprit, et qui était présente tout au long de l’exécution de l’ensemble de l’œuvre. La seule chose qui intéressait Gaudí dans Casa Batlló était de créer un ensemble cohérent qui parlait d’une architecture nouvelle, originale et différente. Et, dans cette création, l’innovation vient de la main de l’imaginaire choisi, -la mer Méditerranée-, et de la manière synthétique, imaginative et synesthésique dont elle est façonnée à travers une nouvelle façon de faire de l’architecture qui est celle de Gaudí.
Se différenciant des architectes et des styles de son temps, Gaudí a incorporé dans l’architecture des éléments auxquels on n’avait jamais pensé : un imaginaire liquide, -d’eau en mouvement-, dans la Casa Batlló, et un imaginaire d’écume et de sable mouillé et modulé par les vagues à Casa Milá. Tous ces éléments, sans aucune valeur intrinsèque, servent cependant à composer un ensemble qui peut être fusionné et intégré dans le paysage urbain. C’est là toute l’originalité de Gaudí.
Gaudí continuera avec l’idée de la mer Méditerranée lors de la conception et de la construction de la Casa Milá (La Pedrera), ici l’idée principale sera de capturer l’empreinte laissée dans le sable par les vagues de la mer en mouvement. L’image du sable ainsi modulé sera présente sur toutes les façades du bâtiment, tant à l’extérieur que sur celle donnant sur la cour de l’îlot et aussi dans les plafonds des intérieurs.
Pour conclure, nous soulignerons que pour Gaudí la recherche du caractère ou de l’individualité de chaque bâtiment en fonction du propriétaire, de la fonction et de l’environnement de l’œuvre, ainsi que le désir de créer une nouvelle architecture, ont été le déclencheur pour trouver d’abord le bon chemin, l’idée maîtresse, puis les ressources et enfin les résultats souhaités. Dans cette recherche, il s’est toujours détourné de l’imitation des formes et des styles, des solutions stéréotypées même si elles étaient valables. Il cherchait toujours à agir conformément à la nature qui s’adapte à la fonction de la meilleure façon et avec la plus grande économie, et qui ne se répète jamais car elle sait s’adapter et faire face aux circonstances particulières bien qu’elle n’y soit pas liée ; c’est ce qu’impose le dynamisme de la vie, et l’architecture de Gaudí est une architecture vivante. C’est sa grande innovation, une architecture qui suit le rythme du vivant, de la vie partout où elle se développe. Son architecture est une réponse totalement nouvelle et en même temps universelle, intemporelle, qui ne dépend pas strictement des modes ou des solutions du passé ou du moment dans lequel il a vécu, mais c’est plutôt une architecture ancrée dans la vie et son dynamisme. En conséquence nous montrons la nécessité de revoir l’œuvre de Gaudí dans cette nouvelle perspective, pour découvrir ce qu’il entend vraiment dans chacune de ses œuvres.
Nous pouvons en conclure que Gaudí est un architecte d’avant-garde bien que sa proposition ne fasse partie d’aucune des avant-gardes qui ont émergé à son époque, sa proposition architecturale est une avant-garde de plus qui doit être incorporée dans la liste de celles existantes. En fait, cet aspect novateur était déjà pressenti et plus ou moins compris par de grands architectes de la première moitié du XXe siècle, tels que Le Corbusier, Nikolaus Pevsner, Roberto Pane, Gio Ponti, etc.